Les errances de l'inspecteur Crasson : 1 - Néant

Publié le par Mimi le Z'rë

Les errances de l'inspecteur Crasson : 1 - Néant

Porrentruy la douce, Porrentruy la belle, Porrentruy la sombre, Porrentruy la désespérée… souffrait d'un mal insidieux

L’inspecteur Crasson, considéré comme le plus grand enquêteur du canton et lauréat du meilleur mangeur de cochonaille lors des trois Saint-Martin, traversait une mauvaise passe. Il errait ça et là dans la vieille cité qui avait accueilli les Prince-Évêques de Bâle jusqu’à la période révolutionnaire et qui depuis les événements mondiaux récents semblait désormais avoir été abandonné par une majeure partie de la faune locale. Les bars n’affichaient plus complets, les rues étaient désertes et les rares badauds qui osaient s’aventurer en vieille-ville se muaient en aventuriers sans peurs, bravant les restrictions, derniers survivants d’une boyoucratie aujourd’hui à genoux.

Crasson trainait sa langueur et son mal-être lors de cette nuit sans lune, usant ses Ethnies rouges et jaunes sur les pavés de la ville dans l’espoir que quelque chose se produise mais en vain, et il le savait. Et c’était là le problème principal du célèbre détective.

Il s’ennuyait.

La pandémie avait même eu raison des crimes, désormais les assassins de tout bord hésitaient à pratiquer leur métier, de peur d’être mis en quarantaine ou d’attraper le Covid, ce qui aurait sonné le glas de leur activité qui n’était pas couverte, hélas, par leur assurance maladie. Les braqueurs avaient abandonné tout espoir de faire une entrée fracassante dans une des nombreuses banques puisque désormais tout le monde était masqué. Les prises d’otages étaient désormais l’apanage des édiles du canton qui se plaisaient à interdire tout et à tout interdire à une population qui ne savait plus où donner de la tête. Les dealers pleuraient à chaude larme à la gare et au Pré de l’Etang, tant ces lieux avaient été désertés par les amateurs de substances prohibées.

Le crime était en crise et de ce fait, Crasson avait le vague à l’âme. Aussi errait-il comme une ombre dans les ruelles sombres et autrefois mal fréquentées de Porrentruy à la recherche d’une affaire. Puisque ses supérieurs et les criminels se refusaient à lui confier du travail, il avait décidé de démarcher pour tomber sur une égigme insoluble, un crime infâme, un méfait ?, un vol de lampe à vélo ? Une éraflure de clef sur une portière ? Bref, tout ce qui permettrait à ses cellules grises de s’extirper  de cette torpeur dans laquelle elles s’enfonçaient jour après jour.

La bise souffla plus fort et une plus froide et désagréable se mit à tomber. Crasson se réfugia sous un porche en espérant que l’averse soit passagère, mais il en doutait fortement. Il termina sa cigarette puis il jeta le filtre dans une flaque et s’en alluma une autre. Quelques personnes emmitouflées dans de gros manteaux, passèrent juste devant lui sans le voir, aveugles à tous les stimuli qu’offrait Porrentruy une fois le soleil couché. Chacun souhaitait rejoindre ses pénates, espérant que la chaleur du foyer chasserait le désespoir et la tristesse qui s’était abattu sur chacun depuis deux ans. Crasson, lui, savait très bien que rien ne l’attendait chez lui. Il remonta le col de sa veste verte qui lui donnait des airs de clodo (il l’avait payé assez cher pour qu’elle remplisse cet office). Puis, frissonnant dans la nuit glaciale, il quitta son abri précaire et laissa les grosses gouttes froides glisser dans ses cheveux puis dégouliner sur son visage aux traits durs et disgracieux. La crachin se mua en pluie torrentielle. Il s’arrêta et leva les yeux au ciel.

« Celle-là elle est bonne, hilarante. » Dit-il à quelques sombres puissances du destin qui s’acharnait ces derniers temps à lui pourrir la vie.

Il reprit sa marche qui allait, prendre la forme d’un calvaire sans fin lors de cette nuit maudite entre toutes.

 

Il passa devant tous les bars, troquets, bistrots et estaminets de la ville et n’y trouva rien qu’y puisse réchauffer son cœur. Les Deux-clefs et le Monkey étaient désespérément vide, la calèche résonnait des accents maladroits et stridents d’une soirée karaoké qui allait sans doute se terminer en pugilat dont la cause serait stupide et puérile. Il s’attarda quelques instants devant la terrasse du Pépin, profitant de la chaleur réconfortante des chaufferettes à gaz et faisant la sourde oreille aux discussions sans intérêt. Il épia dans l’ombre la terrasse de l’Ampoule rouge mais n’y trouva ne reconnut personne.

Crasson n’avait aucun problème avec la solitude, normalement. Mais cette nuit, une présence, un interlocuteur avec qui converser lui semblait une obligation, un besoin impératif. Preuve que l’animal social qu’était l’homme n’avait jamais réellement abandonné son instinct grégaire. Il poussa jusqu’à la gare mais les trois bistrots de la place étaient résolument déserts. Il posa un regard sur le train en partance pour la capitale du canton. Il hésita, un instant, puis fut pris d’un haut le cœur : se rendre à Delémont, quelle hérésie pour un Ajoulot de pure souche comme lui !

Était-il tombé aussi bas ?  Perdu dans ses sombres pensées, il laissa les muscles de ses jambes le mener où bon leur semblerait.

Il n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’il ferait lorsqu’il avait quitté son domicile. Il avait juste jeté dans les chiottes, sur un coup de sang, une soirée douillette et réconfortante mais désespérément banale. Il avait enfilé son pantalon le plus rapiécé, ses chaussures les moins propres, son t-shirt le plus ridicule, son hoodie le plus ringard et l’avait enrobé de sa grosse veste qui lui donnait des airs d’un Columbo qui avait terminé sa braderie sur un amas d’immondices.

Il était parti comme pour lancer un défi à cet ennui viscéral qui l’étreignait petit à petit, tel une immense et cruelle créature reptilienne qui resserrait peu à peu son emprise jusqu’à l’étouffer et qui pour finir, ne ferait qu’une bouchée du pauvre inspecteur Crasson.

Combien de temps durèrent ses déambulations dans la ville et ses alentours, une heure ? deux heures ? dix minutes ? Toujours est-il qu’à un moment, tout plongé dans ses pensées qu’il était et le front bas à la recherche de son amour-propre, il percuta un lampadaire.

Un peu déboussolé et à moitié commotionné, il poussa un juron bien senti puis regarda tout autour de lui : une immense bâtisse se dressait juste devant lui.

« Oh, dit Crasson. Comme c’est étrange. Alors que je suis dans une période sombre de ma vie et que je combats dans les tranchées du désespoir, voilà qu’un étrange bâtiment que je n’ai jamais vu, alors que je connais Porrentruy comme ma poche, se dresse devant moi. L’auteur de ce récit possède réellement une imagination débordante et il ne fonce pas directement dans les clichés les plus prévisibles. Je le félicite. »

En guise de réponse au blasphème sarcastique de sa créature littéraire, le narrateur augmenta l’intensité de la pluie et fit retentir au loin le grondement du tonnerre.

« Voilà qu’il pleut encore plus et qu’il va tonner en plein hiver… par une nuit sans lune. L’auteur, au moins, ne se voile pas la face quant au dérèglement climatique. »

Il scruta les environs. Il n’y avait rien, le noir avait envahi tout l’horizon, comme si le néant avait dévoré le monde cette nuit-là. Juste la silhouette noire de la tour se détachait des ténèbres. Comme une invitation à s’approcher, une petite lampe s’illumina à son pied et une grande porte en bois cerclée de fer apparut.

« Bon ben, finit par lancer Crasson au vide après un moment de réflexion. Quand il faut y aller, il faut y aller. »

Il s’approcha à pas prudents jusqu’au porche éclairé et remarqua que la lueur provenait d’une vieille lampe à huile accroché à son faîte. Malgré les bourrasques, elle oscillait doucement. Arrivé devant la porte, il remarqua que la poignée de la porte était en fait une tête de démon délicatement ouvragée.

« Oh, comme c’est étonnant. »

Le narrateur fit se rapprocher le tonnerre.

« Bon, ça va. » Marmonna Crasson en examinant le bouton de porte.

Il posa sa main dessus puis quand il fut certain que le diablotin de métal n’allait pas le mordre, il tourna la poignée et poussa la porte.

 

L’intérieur de la maison / tour / manoir / bâtiment ressemblait à n’importe lequel de la vieille-ville. Les murs étaient en vieilles pierres et un large escalier en bois occupait la majeure partie de l’entrée. Le sol était en damier noir et blanc et une lanterne qui devait dater d’avant la république rauracienne dégageait une lumière qui semblait renforcer les ombres et non pas les éloigner dans les recoins. Elle pendait au bout d’une longue et grosse chaine qui se perdait dans les hauteurs. Crasson posa un pied sur la première marche et cette dernière, naturellement, gémit comme si elle souffrait le martyr. Les autres firent de même mais émirent des notes différentes et au bout de deux paliers, il se mit à fredonner la mélodie grinçante qui rythmait son ascension.

Essoufflé et en nage il finit par atteindre le sommet de l’escalier. Une porte se dressait devant lui. Un homme en habits noirs réhaussés de boutons d’argent semblait y faire office de Cerbère.

« Bonjour, inspecteur, le salua-t-il en arborant un sourire qui se voulait chaleureux n’eut été les dents pointues qui le garnissait. Nous vous attendions.

— Comme c’est surprenant, s’esclaffa Crasson entre deux quintes de toux. Je sors tout de suite mon pass sanitaire, monsieur le videur.

— Ne vous en faites pas, inspecteur, le rassura l’homme en noir. Ici, vous ne risquez pas d’amener ou d’attraper quelque chose.

— Ah, dans ce cas, je vais entrer. Merci beaucoup. »

L’homme resta devant la porte et Crasson eut la désagréable impression qu’il grandissait.

« Cela dit, on ne passe pas cette porte aussi facilement, ajouta-t-il en le lui signifiant de ne plus avancer de sa main droite.

— Mais je croyais que vous m’attendiez ?

— Oui, nous vous attendions jusqu’à la porte, ça ne veut pas dire que vous pouvez entrer.

— Mais c’est stupide ! S’emporta Crasson. Que vais-je faire, redescendre ces escaliers et me perdre dans le néant au-dehors ?

— Je ne ferais pas ça si j’étais vous. » Il sourit de plus belle.

Crasson examina plus attentivement la dentition de son interlocuteur. Ses dents semblaient aussi fines que des aiguilles et aussi affûtées que des rasoirs.

« Oui, avoua Crasson. Sans vous offenser, vous ne donnez guère envie de vous tourner le dos.

— On me le dit souvent, inspecteur.

— Donc je ne peux pas rentrer ?

— Pas encore.

— Ah, c’est fermé.

— Non.

— Alors qu’est-ce que je dois faire, bordel !

— Être un peu plus poli de prime abord. » Les yeux de l’homme en noir était passé d’un bleu délavé à un rouge sanguinolent.

Crasson recula devant la voix devenue soudain menaçante. Il remarqua qu’un collier orné de pointes acérées entourait le cou de l’homme.

« Ensuite, vous devez répondre à une énigme.

— Ah, comme c’est original.

— N’est-ce pas ? S’enthousiasma-t-il. C’était mon idée. Autrefois, je dévorais immédiatement ceux qui n’avaient pas un cœur dépourvu de toute souillure mais au bout de quelques décennies, j’ai fini par attraper une indigestion.

— Je comprends. Alors quelle est cette énigme ?

— Vous devez deviner le nom de cet établissement.

— Ah, c’est un établissement et il a un nom.

— Oui.

— Et sinon, vous me dévorez.

— Oui.

— Bien, il semblerait que je n’ai guère le choix alors… énoncez votre devinette, cerbère de la porte. »

Le gardien prit un instant de réflexion puis déclara :

 

JE SUIS LE FILS DU VOLEUR ET DU MESSAGER. LORSQUE JE LE VEUX, JE DEVIENS IMPENETRABLE MAIS SI ON ME DONNE UN CREUSET ET UN ALAMBIC, JE DEVIENS UNE SCIENCE

 

Crasson ferma les yeux et fit le vide dans sa tête. Les rouages encrassés et empoussiérés de son esprit de déduction mirent un temps à se mettre en branle et il fallut quelques secondes à son cerveau pour retrouver le chemin qui menait au bureau de la logique.

« Elle est pas facile, finit par dire Crasson. Vous avez mis la barre très haute.

— Je sais, c’est une de mes préférées, s’enthousiasma l’homme en noir aux boutons d’argent.

— Vous devez avoir l’eau à la bouche en imaginant le festin qui vous attend.

— Je ne vous cache pas que vous m’avez l’air bien tendre et que vous serez vraiment à mon goût.

— Je vous conseille de m’assaisonner avec une pointe de romarin et de thym, ça réhausse la saveur à la cuisson, le conseilla le policier.

— Je vous remercie pour vos conseils culinaires, mais je mange mes aliments crus, lui expliqua-t-il. C’est meilleur pour le teint, je l’ai vu sur Youtube.

— Ah, c’est bien dommage… parce que j’ai la solution, espèce de gros sac à merde. »

Vous avez trouvé la solution ? Alors envoie un message sur les réseaux sociaux du coin de l’Ajoulot. Si tu as juste, tu pourras découvrir en avant-première le chapitre suivant.

Sinon, rendez-vous mercredi prochain…

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