Episode 1 de Fils de la Rauracie
Beaucoup de personnes censées à travers le monde (et il y en a une proportion supérieure à la moyenne dans leur canton d'après nonante pour cent des Jurassiens) pensent que la nature a horreur du vide. Beaucoup de ces personnes censées prennent souvent en exemple la tectonique des plaques pour illustrer leur propos. Ils ne l'expliquent jamais bien sûr, mais au moins y ajoutent-ils une image d’Épinal qui permet d'appuyer leurs propos emprunts de bon sens populaire. D'ailleurs, ce n'est pas étonnant que la police, dans sa grande sagesse, se soit emparé de cette devise qui leur va si bien. Il est clair que l'idée même du risque d'un vide chez les forces de l'ordre provoquerait une réaction en chaîne qui se terminerait par l'extinction pure et simple de l'humanité. C'est en tout cas ce qu'on raconte aux jeunes recrues pour leur faire peur.
Aussi, n'est-il pas étonnant que lorsque deux ans plus tôt, le légendaire inspecteur Crasson dont nous avons tant relaté les exploits éthyliques dans ses lignes disparut du jour au lendemain, on s'en inquiéta. On ne s'inquiéta bien sûr pas de sa personne – cet homme était exécrable et malgré son taux de réussite époustouflant, il causait plus de dégâts qu'il n'en évitait – mais plutôt du vide qu'il laissait. Et un Crasson de cent quarante kilos laisse un immense trou dans n'importe quelle institution digne de ce nom.
Aussi, lorsqu'il disparut, on décida de colmater la brèche en proposant une explication évasée dans laquelle on pouvait entendre congé sabbatique et cours de perfectionnement à l'étranger. Puis un jour, sans nouvelles de sa part, il fallut bien le déclarer disparut puis présumé mort. Finalement, il fallut bien lui trouver un remplaçant.
On mis le poste au concours mais à peine l'annonce avait-elle été publiée dans le journal officiel qu'un vieillard couvert de poussière et de toiles d'araignées avait surgi d'on ne sait où et avait brandi un vieille coutume qui datait de l'époque de l'Ancien Évêché de Bâle : cela stipulait en gros qu'il devait toujours y avoir un Crasson dans la police.
Personne ne savait pourquoi et personne ne pouvait expliquer que cette règle ne fut pas abroger depuis longtemps. Le vieillard sortit le règlement de police et on découvrit avec encore plus de stupeur que l'antique article de loi y était également présent.
La mort dans l'âme, on se mit en quête d'un Crasson capable de remplir les fonctions de l'ancien sans qu'il en provoque les désagréments. On en trouva un pas trop mal à Berne. Il accepta le poste et tout allait pour le mieux dans le plus beau des cantons.
La nature a horreur du vide, c'est vrai. Mais il y a aussi une autre devise issue du bon sens jurassien pluriséculaire et qui autrement plus véridique : le Jura a horreur des Crasson. Et au travers de ses ressortissants les plus déglingués et les plus sadiques, il allait faire comprendre son mécontentement. Il allait punir l'impudent qui était revenu sur ces terres. Et tout cela commença par une chaude nuit de fin d'été, dans une forêt du Clos-du-Doubs...
*
La nuit était chaude pour la saison. La beauté du ciel étoilé et sans nuage ordonnait presque à l'insomniaque à lever le nez et à contempler la splendeur de l'infini. La forêt, normalement sombre et dense, était éclairée par la clarté d'une belle lune gibbeuse. Le silence ne régnait pas sous les frondaisons car celui-ci était brisé par les bruits significatifs des habitants de la nuit : la course précipité d'un chevreuil qui fuyait une menace que lui seul pouvait voir; le hululement d'une chouette qui s'ennuyait tout en haut de son arbre ; la chute d'une pive sur les feuilles mortes qui commençait à recouvrir le sol en pente de ce secteur de la forêt et le gargouillis lointain d'un ruisseau qui descendait joyeusement les pentes de la montagne. Pour le courageux qui préférait sacrifier ses heures de sommeil pour se balader dans les bois, il aurait pu tomber sur un blaireau qui partait à la recherche de sa pitance, d'une famille de hérissons qui, toujours sur le qui-vive, se mettraient en boule dès qu'ils entendraient le crissement des pas du promeneur nocturne. Il pouvait même, s'il avait de la chance, tomber au coin d'un bosquet sur un chamois solitaire ou se faire une frayeur en devinant dans les ombres la silhouette racée et prédatrice d'un lynx.
Cette nuit n'était pas fondamentalement différente d'autres. Un témoin sans grande connaissance l'aurait même confondu avec celle de la veille et celle du lendemain sans aucune honte. Mais l'habitué qui aurait tendu l'oreille se serait rendu compte qu'une note discordante, qu'un instrument mal accordé, gâchaient la symphonie de la forêt.
Si cette personne possédait une ouïe de Vulcain, il aurait pu dire que ce qui gâchait la mélodie nocturne provenait d'un octogénaire transi de peur qui fuyait le plus vite possible. Sa respiration saccadée et son pas rapide mais hésitant marquait le tempo pour le refrain de jurons étouffés et de glissades. Bien sûr, un type qui aurait une ouïe de Vulcain et qui annoncerait cela tout de go provoqueraient les regards gênés et peinés des personnes qui l'accompagnent. Donc comme le monde est cruel, on peut sans aucun doute dire que cet homme n'aurait rien dit et laissé ses compagnons dans l'ignorance la plus complète en pensant que c'était bien fait pour leurs gueules !
Mais cette nuit, il n'y avait pas d'homme avec une ouïe digne d'un Vulcain entouré de gens qui ne méritaient pas son amitié. Il n'y avait qu'un octogénaire au bord de l'infarctus et l'être qui le pourchassait.
Ses poumons étaient en feu et sa vision se troublait tandis que son vieux cœur peinait à propulser le sang jusqu'à toutes les extrémités. Ses cheveux étaient blancs et rares, son visage était creusé de rides et le gros manteau de ville qui protégeait son frêle corps de vieillard le gênait beaucoup dans sa course. Il ne songeait même pas à tourner la tête pour voir si son poursuivant était toujours là, un ricanement se chargeait de lui rappeler qu'il n'avait pas réussi à le semer.
La nuit de fin d'été avait promis quiétude et calme. Dans quelques instants, elle allait sans doute virer à l'horreur pour le pauvre vieil homme.
Ce dernier savait très bien pourquoi il fuyait et il connaissait également la raison pour laquelle on le pourchassait. Il s'accordait même qu'il méritait mille fois d'être rattrapé et il s'était étonné toute sa vie que cette traque ne se soit pas produit plus tôt. Il était coupable, il regrettait et n'avait aucune circonstance atténuante. Cela dit, ça ne signifiait pas qu'il allait laisser la mort prendre son dû sans rien faire. On ne survivait pas huit décennies dont plus de la moitié avec le poids de la culpabilité sans avoir un instinct de survie supérieur à la moyenne.
Mais son corps indiquait déjà par de nombreux stimuli que l'aiguille était déjà bien en dessous de la réserve et ce fut presque avec soulagement que son pied gauche se prit dans une racine et qu'il chut lourdement sur le humus de la forêt.
Il resta un moment immobile, le nez dans les feuilles en décomposition, aux aguets, attendant qu'on lui porte le coup de grâce.
« Retourne-toi, bâtard, fit une voix d’outre-tombe au-dessus de son corps meurtri.
- Fais-ce que tu as à faire et ne me tourmentes plus, s'il te plaît. »
Il reçut un coup violent dans les côtes. Il gémit de douleurs et roula tant bien que mal sur le dos. La silhouette noire comme l'enfer de son assaillant se découpait dans les ombres des troncs en arrière-plan. La lune n'éclairait pas son visage. Le vieil homme crut un instant que les yeux de son bourreau brillait d'un bleu surnaturel dans l'obscurité.
« Vas-y, lâcha-t-il dans un murmure où se mêlait terreur absolue et résignation. Accomplis ton office. »
La silhouette leva une son arme au-dessus de sa tête. Un lame acérée capta brièvement la clarté de la lune.
« Une dernière volonté ? Demanda-t-il alors qu'il suspendait son geste fatal.
- Oui, occupes-toi des cinq autres et fais leur en baver ! »
Le vieil homme devina un sourire carnassier se dessiner sur le visage de son assassin.
« Accordé. »
Le bras s'abattit violemment.
*
A des kilomètres d'où se jouait ce drame, Théodore Crasson se réveilla en sursaut dans son lit. Anxieux, sa main s'aventura de l'autre côté du lit et palpa des draps froids et vide. Puis il se souvint qu'il était divorcé et que sa femme était parti avec les enfants et il poussa un grand soupir de soulagement et s'affala sur son matelas.
*
Crasson resta pendant un long moment immobile dans son lit, à fixer les ombres que les lampadaires de la ville dessinait sur son plafond. Il se plut à décortiquer les images fantasmagoriques que son esprit fatigué se plaisait à imaginer. Il recensa un vampire de Murnau, une goule de Lovecraft, un squelette dans un des premiers Disney et un élan. Un ivrogne qui sortait de l'Ampoule rouge entonna une chanson de supporter. Une fenêtre s'ouvrit et une voix ensommeillée mais furieuse proféra un chapelet de jurons à l'encontre du baryton bruntrutain. Ce dernier s'éloigna en grommelant sur le manque de culture musicale des Jurassiens. et le silence retomba. Crasson ne dormait toujours pas.
Les cloches de Saint-Pierre sonnèrent trois heures du matin et Crasson en eut assez. Trois heures du matin était l'un des pires moments de la nuit. Comme l'expliquait un auteur britannique, c'était l'instant où tout homme se retournait dans son lit et se demandait ce qu'il avait fait de sa vie. Crasson savait ce qu'il en avait fait et n'en était pas très content. Il grogna tandis qu'il s'extirpait de ses draps et frissonna lorsque ses pieds touchèrent le parquet glacial. Poirot, son chat noir et blanc qui dormait dans le panier à linge au pied du lit, ouvrit un œil jaune et s'en servi pour dévisager le type qui le nourrissait deux fois par jour.
Crasson enfila ses pantoufles et marcha jusqu'au salon. Il s'installa confortablement dans son canapé puis alluma la télévision. Au bout d'une demi-heure de dialogues du Vampire aux dents rouges, Crasson se rendit compte qu'une bière était apparu comme par hasard dans sa main. Il la but lentement en regardant la rediffusion d'un tournoi de pétanque sur la chaîne l'Equipe, émission propice à la réflexion existentielle.
Son regard se porta sur l'ameublement de la maison. Il ne pouvait pas cacher que son prédécesseur avait un goût sûr. Il avait appris lors d'un repas de famille que son cousin passait le plus clair de son temps libre à écluser dans tous les bistrots de la ville et à chercher la bonne affaire dans les brocantes. Il avait mis dix ans pour constituer ce trésor de guerre. Tous les meubles étaient vieux et massifs, il en reconnut quelques uns, comme le grand buffet qui trônait jadis dans la cuisine de son grand-père. Crasson en avait hérité, où comme le connaissait Théodore, il avait sans doute menacé toute la famille de représailles policières si un seul osait poser la main sur cette merveille d'ébénisterie.
Son cousin lui manquait. Non pas parce qu'ils étaient proches. Ce gros porc plein de suffisance l'avait toujours regardé de haut. Non, Crasson lui manquait seulement parce qu'il était responsable de sa nouvelle affectation.
Au bout de deux semaines dans cette région, Théodore avait très bien compris pourquoi ce connard avait pris la poudre d'escampette un beau matin du mois d'août. Et deux ans plus tard, sans nouvel de lui, la République et Canton du Jura l'avait déclaré mort dans l'indifférence général. Enfin presque, car les tenanciers de débits de boissons de toute la région avaient célébrés la nouvelle en offrant une tournée générale à leur clientèle. Le secteur de la restauration était sorti fortement sinistré de l'ère Crasson.
Poirot passa dans son champ de vision et grimpa sur le rebord d'une fenêtre. Au bout de deux minutes sans réaction de son esclave personnel, il lui lança un regard dédaigneux. Théodore se leva et ouvrit la fenêtre. Le chat sortit sans lui adresser un remerciement.
Pourtant, il avait sauté sur l'occasion quand on lui avait proposé ce poste : son travail à la FedPol ne l'intéressait plus beaucoup maintenant qu'il n'avait personne à ennuyer à la maison et bien que Berne fut une ville agréable si on faisait abstraction de ses habitants il commençait à avoir le mal du pays. Il avait finalement accepté ce poste d'inspecteur laissé vacant par le légendaire Crasson.
Il avait vite compris pourquoi les Jurassiens sains d'esprit qui avaient eu la chance de s'enfuir ne rentraient au bercail que pour la Braderie et la Saint-Martin : l'ennui s'était rapidement emparé de lui.
Il s'emmerdait, voilà tout. C'était aussi simple que ça. Il avait passé la quasi-totalité de son existence à tenter de repousser ce fléau. Et qu'est-ce qu'on se faisait chier à Porrentruy ! Peut-être avait-il trop longtemps vécu dans les grandes villes suisses (qui à l'échelle mondiale passaient pourtant pour de jolis petits villages de montagne) mais il n'arrivait pas se mettre dans le rythme apaisé et presque je-m'en-foutiste de la région. Et puis c'était quoi cette ville où il suffisait de se mettre debout sur un banc pour voir la campagne et la forêt à l'horizon! Comment un intellect aussi performant, comment un esprit d'investigation rodé par des années d'expériences, comment un génie de la déduction comme lui pouvaient s'épanouir dans un secteur aussi microscopique que le Jura ? Pas étonnant que toute la lignée des Crasson ait sombré dans la drogue et l'alcool.
Il entendit un chien aboyer comme un forcené au loin. Poirot devait se tenir sur un mur tout en se nettoyant consciencieusement, ce qui était considéré dans la gestuelle féline comme un doigt d'honneur chez les humains. Crasson, dernier du nom, sourit tout seul. Il se concentra quelques minutes sur l'écran plat haute résolution dont il avait hérité mais son regard finit par à nouveau par s'égarer dans la contemplation des murs. Il tomba sur un vieux drapeau jurassien déchiré. Il avait été encadré et il y avait une dédicace en bas à droite. Théodore n'avait pas besoin de le lire, il en connaissait la teneur. C'était l'un des trophées les plus précieux de son prédécesseur. Il resta un long moment à examiner le drapeau sous toutes ses coutures : il finit par soupirer. Non, il ne ressentait aucune émotion.
On disait qu'un Jurassien le restait toute sa vie. Le fait qu'il soit plus ou moins éloigné de la mère-patrie n'entrait apparemment pas en ligne de compte. Un océan pouvait séparer l'expatrié de son côté, même s'il ne le revoyait jamais, il restait envers et contre toute logique un Jurassien. Pour Théodore, la question n'était pas là. Il comprenait absolument qu'on se sente jurassien n'importe où et que la distance n'entrait pas en ligne de compte. Mais il y avait aussi l'aspect folklorique qu'attendaient les habitants des autres cantons de votre part, c'est-à-dire en temps que représentant de l'espèce homo jurassiensis. A savoir tenir beaucoup plus l'alcool que tous ceux de la tablée, exprimer des idéaux indépendantistes et chanter la Rauracienne avec l'accent rocailleux folklorique et, au milieu de l'OktoberFest de Munich, prendre un air blasé et sortir une remarque du genre : « Pfff, ça ne vaut pas la Fête de Coeuve. »
De son expérience, Théodore savait que ces trois caractéristiques suffisaient à satisfaire les Romands comme preuve indéniable et justificatif de ses origines.
Certains philosophes expliquaient qu'on était le reflet de ce que les autres imaginaient de nous. Pour l'immense majorité de la confédération, le Jurassien était un plaignou qui avait la gorge en pente raide.
Et de ce point de vue, il pouvait se considérer comme un Jurassien à cent vingt pour cent. De plus, il avait une excuse toute trouvée pour expliquer cela : il s'ennuyait facilement.
Non pas que l'ennui était un calvaire à vivre, il s'en accommodait bien car il avait trouvé un moyen d’atténuer ce sentiment de vide qui le tiraillait dès qu'il ne faisait rien d'intéressant : il se mettait à boire.
Son regard se posa sur la bouteille verte dans sa main et une expression de dégoût se dessina sur son visage empâté et usé. Il souffrait du même vice que son défunt cousin. D'ailleurs la majorité des Crasson avait un penchant à lever de coude à la moindre contrariété. La seule différence pour Théodore était qu'il était le seul membre du clan à en avoir honte et à tenter de s'en débarasser. Un peu.
Malgré toutes ses pensées sombres qui se bousculaient dans son esprit, il ne jeta pas pour autant sa bière. Il la but par petites gorgées en savourant chaque goutte qui glissait sur sa langue et coulait au fond de sa gorge. A défaut de chasser l'ennui, au moins était-il un peu guilleret.
Il jeta un œil au cadran de la pendule de grand-mère accrochée à sa droite. Il était quatre heures. Il poussa son vingt-cinquième soupir, unités temporelles de ces fréquentes crises d'insomnie et, au terme d'un long moment d'introspection, il déclara :
« Ce que je me fais chier quand même. »
Depuis qu'il était arriver, le boulot n'avait pourtant pas manquer. On lui avait refilé plusieurs dossiers que ses supérieurs devaient considérer comme important. Il y avait une histoire de viande avariée dans cinq restaurants de la Vallée qui avait causée une crise sanitaire. Il y avait une affaire de braconnage sur laquelle le service de l'environnement voulait qu'il se penche et il y avait quatre braquages de banque en moins d'une semaine. Mais ça, c'était normal d'après ses collègues. C'était la saison, lui avait-on expliqué.
Le vingt-sixième soupir s'échappa d'entre ses lèvres. Il ajouta en prenant à témoin sa maison vide :
« Vivement un bon meurtre. »
Il se plongea dans l'étude de la technique de pointage de l'équipe d'Amiens.
Au bout de la septième mène, l'ennui le poussa dans le bras du dieu grec Morphée.
L'aube le surprit les pieds sur la table basse et sa bière vide dans la main. Un filet de bave qui coulait le long de son menton finit par s'écraser sur son t-shirt noir. Ce fut la musique de son natel qui le réveilla. Bien plus tard.
*
L'agent Séverine Migy regarda l'heure à sa montre de fabrication cantonale puis examina le corps mutilé à ses pieds. Elle fit la moue rien qu'à l'idée de la montagne qu'occasionnait ce genre de découverte. Elle se releva et dévisagea le jeune colosse qui, visiblement ennuyé, se balançait en déplaçant son poids d'un pied à l'autre.
Le vieil homme avait perde beaucoup de sang et il était clair que la raison de la mort était l'horrible entaille qui coupait son visage en deux. Les oiseaux chantaient, le vent faisait bruisser les feuilles et le soleil s'était levé depuis un moment sur le Clos-du-Doubs. Ce macchabée allait sans doute gâché le reste de cette belle journée.
« Tu dis que tu l'as trouvé à quelle heure, Gros Bian ? Demanda la policière au jeune homme en face d'elle.
- Cinq heures du matin qu'il était, voir cinq heures et demie, pas plus tard. » répondit-il.
Séverine Migy hocha la tête. Yann Voisard, dit le Gros Bian, était un bûcheron d'une vingtaine d'années charpenté comme un rugbyman. Il n'était pas très dégourdi mais elle le savait honnête, à sa façon. Comme elle n'était pas complètement dénué d'instinct policier, elle l'interrogea :
« Et puis-je savoir ce que tu faisais dans ce secteur si tôt ?
- Ben, fit-il en prenant l'intonation la plus sérieuse et convaincante qu'il pouvait. Le patron m'a demandé d'aller prospecter dans le coin, histoire de voir si on pourrait pas trouver un bon endroit. Tu vois comment ?
- Tu fais de la prospection à cinq heures du matin ? Répliqua-t-elle d'une voix moqueuse.
- On n'a pas tous des horaires de fonctionnaire, lâcha-t-il, plein de médisance.
- Je vois, concéda-t-elle. Et je peux également savoir pourquoi tu m'as appelé au lieu de faire venir l'agent en garde du Clos-du-Doubs ? »
Le bûcheron, déjà mal à l'aise, vit sa figure viré au rouge pivoine.
« Ben tu vois Sèv, finit-il par expliquer. C'est pas que j'aime pas le Père Girardin mais il faut toujours qu'il me cherche la petite bête. Il croit dur comme fer que je trempe dans cette histoire de braconne...
- Histoire dont tu ne sais absolument rien d'ailleurs, le coupa-t-elle.
- Tout à fait, répondit le Gros Bian, visiblement soulagé.
- Et le fait que tu fasses de la prospection en pleine nuit dans un secteur de la forêt protégé par l'office de l'environnement n'a rien à voir avec cette histoire de braconnier.
- Oui, Sèv. »
L'agent Migy lâcha un soupir d'exaspération. Le problème n'était pas que Yann mente. Le problème était qu'il mente aussi mal. On avait au bout d'un moment en sa compagnie de la difficulté à reconnaître les vrais mensonges des faux.
« Tu me jures que c'est pas toi qu'a fait ça ? » Lança-t-elle, juste pour être sûre.
Le bûcheron prit un air affolé et balbutia :
« Te jures, Sèv, je ferais pas de mal à une mouche, tu me connais.
- Justement, y a deux ans, j'ai dû te placer en garde-à-vue parce que t'avais assommé un supporter d'Olten avec un plateau à bières.
- Oh ça, c'était une histoire de hockey, dit-il en haussant les épaules. Et puis les Suisses-Allemands, ça compte pas.
- C'est vrai. »
Elle baissa les yeux sur le cadavre. Sale histoire, se dit-elle, tout en examinant la blessure au visage.
« A ton avis, c'est quel genre d'armes qui a fait ça ? Lui demanda-t-elle.
- Oh ben là y a pas photo, répondit-il immédiatement. C'est un coup de hache ou je m'y connais pas, Sèv.
- T'es sûr ?
- Certains, on s'y connaît en hache dans le métier, et j'ai assez vu de blessures de ce genre pour pas me tromper. » Ajouta-t-il tout fier.
L'agent Migy ne fit même pas l'effort de lui faire remarquer que cette déclaration le plaçait en tête de liste des suspects. Yann respirait la bêtise simple par tous les pores de sa peau, l'odeur d'ingénuité était telle autour de sa personne qu'elle en devenait parfois irrespirable lorsqu'on se trouvait dans une pièce avec lui. C'était sans doute également à cause de son après-rasage. Séverine Migy tira de sa poche son Smartphone et soupira.
« Viens Gros Bian, dit-elle. On va tacher d'avoir du réseau et comme ça j'appellerai les enquêteurs du canton.
- Il va venir un inspecteur ? Pour un accident ? »
Séverine s'arrêta et dévisagea, incrédule, le naïf colosse.
« Comment ça un accident ? S'écria-t-elle.
- Ben, un coup de hache, c'est jamais fait exprès. C'est soi de la maladresse soi la faute à pas de chance. »
L'agent Migy resta un long moment silencieux.
« Viens, dit-elle finalement. On va quand même demander son avis à l'inspecteur Crasson.
- Crasson ! Fit le Gros Bian tout étonné. Je croyais qu'il était mort.
- C'est son cousin, il l'a remplacé.
- Ah, les Crasson attire les morts, comme disait le grand-père Jean. Il est mieux que l'ancien ?
- Il est plus maigre. »
Fin du 1er épisode
de
FILS DE LA RAURACIE
Rendez-vous lundi 6 novembre 2017