Episode 3 de Fils de la Rauracie

Publié le par Jérémie "El Grêlo" Miserez

Episode 3 de Fils de la Rauracie

Crasson s'engouffra dans la forêt en sifflotant ce qui s'avéra une mélodie d'un hit de Nirvana, l'agent Migy sur ses talons. Durant leur ascension, l'inspecteur s'arrêtait de temps en temps pour s'accroupir afin d'étudier de plus près le sol, ramasser une brindille ou arracher un morceau de mousse à une écorce ou à une roche. Parfois, il restait aussi immobile, droit et silencieux qu'une statue, la tête tournée vers le bas , le regard fixé sur un point que lui seul voyait et l'oreille aux aguets. Ce dernier passait parfois sur Séverine qui en ressentait un profond malaise face à ce regard acéré qui semblait la dépecer pour mieux l'étudier.

Ils s'étaient aventurés de plus d'une cinquantaine de mètres dans la pénombre des bois et Crasson ne disait toujours rien. Elle non plus d'ailleurs. Tandis qu'il était tout affairé suivre la piste que lui seul voyait, elle ne put s'empêcher de l'examiner.

Il était petit, trapu et contrairement à son cousin, ne possédait pas la masse corporelle de la statue du sanglier de Porrentruy. il avait le visage un peu rond sans être bouffi et ces yeux bruns cerclés de noir dénotaient une tendance à l'insomnie ou à la vie nocturne active. Il avait les cheveux coupés court et une barbe de dix jours essaimait des oreilles jusqu'au menton. Vêtu d'un jeans large et d'un hoodie bleu avec une locution latine imprimée en blanc dessus, chaussé de vieilles Ethnies qui avait dû être rouges, il semblait tout droit sorti d'un mauvais film des années 2000.

On racontait que les Crasson, quels qu'ils soient, racontaient toujours qu'ils avaient trente-trois ans. Certaines mauvaises langues expliquaient qu'ils naissaient et mourraient avec l'âge du Christ. Mais les tempes grisonnantes et les profondes rides qui creusaient son front étaient les stigmates d'un homme qui avait dépassé depuis peu la quarantaine. Une exclamation de Crasson la fit sursauter. Elle regarda autour d'elle et ne put s'empêcher de pâlir.

Elle reconnaissait l'endroit, c'était celui où avec le Gros Bian ils s'étaient arrêtés pour souffler. Comment ce salopard qui se servait de techniques de pistage des Castors Juniors avait réussi à remonter la piste ?

« Je crois que nous y sommes presque, agent Migy, fit l'inspecteur en montrant de l'index le sol de la forêt. Vous remarquez ce léger affaissement à peine perceptible. Je peux en déduire sans avoir le compas dans l’œil qu'il est approximativement de la taille de notre victime. On l'a déposé là un petit moment, le temps que ceux qui portaient le corps reprennent leur souffle. Ou du moins, un des deux. » Il se pencha si bas que Séverine crut un instant qu'il allait enfouir sa tête dans la terre puis il ajouta : « Celui qui tenait le haut du corps avait plus de peine que l'autre.

- Fascinant inspecteur, le complimenta-t-elle en tentant de prendre la voix la plus neutre du monde. Et puis-je savoir comment vous avez suivi cette piste ? Vous avez étudié les mousses sur les arbres et reniflé les aiguilles de sapin sur le sol ?

- Non, fit-il en souriant de toutes ses dents jaunies par deux décennies de tabagisme. Je vous ai seulement observé à chacun de nos arrêts et j'ai pris la direction du point que vous vous obstiniez à ne pas fixer. »

Il se releva et plongea son regard dans celui de la policière.

« Je savais que le corps avait été déplacé dès que je suis arrivé, expliqua-t-il. J'ai compris par contre qu'on avait pris beaucoup de précautions en le transportant, comme si on voulait éviter le plus possible de le souiller. On s'était visiblement donné du mal pour éviter de faire tomber les entrailles par terre. Une bête sauvage l'aurait tout simplement trainé. Le meurtrier aurait fait de même ou aurait balancé le corps sur son épaule. Je me suis donc dit qu'il avait été transporté par deux personnes qui le tenait par les bras et les jambes. Mes soupçons se sont tournés vers vous lorsque vous avez un peu trop rapidement défendu ce jeune homme. » Il tira de sa poche une cigarette et la porta à ses lèvres. Puis, se rendant compte qu'il avait encore ses gants, il la remisa dans sa poche en maugréant. « Si vous me disiez la raison pour laquelle vous avez déplacé ce corps ? J'imagine sans problème que votre complice doit être ce bûcheron qui a trouvé le corps. Alors ?  »

Séverine resta un moment ébahie. Ce type était un monstre. Il s'était servi d'elle pendant tout le long sans qu'elle le remarque. Elle regarda le petit homme sous un autre angle. Il avait l'air d'un clown mais derrière le costume et le maquillage, elle devinait désormais un être arrogant, orgueilleux et surtout nanti d'une aura impressionnante. Crasson utilisait son image pour tromper et mieux manipuler.

Passé la surprise initiale, l'agent Migy repris rapidement le contrôle d'elle-même et darda un regard encore plus dur sur l'inspecteur.

« Le bûcheron qui a trouvé son corps a un peu trop la tête de l'emploi, lui expliqua-t-elle. Grand, fort, un esprit simple, primitif. Et il avait une très mauvaise raison de se trouver à cet endroit,

- Je vois. Et vous vous imaginiez que j'étais le genre de policier à fondre sur le premier suspect qui rentre dans le moule ?

- C'était une possibilité, ne trouvez-vous pas ?

- Vous semblez bien me connaître, mademoiselle...

- Ce sera agent Migy pour vous, inspecteur Crasson, le coupa-t-elle sur un ton brusque. Je suis tombé un jour sur votre dossier.

- Et alors ? Fit Crasson après un moment de silence.

- Vous affichez un taux de réussite de cent pour cent ! S'exclama-t-elle. Vous avez peut-être trompé vos supérieurs et vos collègues mais je sais qu'on n'atteint pas un niveau pareil sans prendre quelques libertés avec la vérité ! »

Elle avait fait mouche. Elle vit le visage de Crasson viré au rouge pivoine et ses yeux s'enflammer. Ses poings se serrèrent et chaque muscle de son anatomie se tendit (à part un endroit bien sûr qui, étonnamment, resta pendant). Il eut besoin de quelques inspirations pour se calmer. Ce fut un Crasson à la voix légèrement agacée qui répondit à la policière :

« Vous vous trompez sur mon compte, AGENT Migy. Votre analyse aurait été parfaite si vous n'aviez pas omis un facteur important de ma personnalité.

- Et lequel est-il ? Demanda-t-elle avec dédain.

- Je suis un génie. » Il sourit à nouveau. « Bon, vous me montrez la véritable scène de crime ? »

 

*

 

Théodore examina chaque centimètre carré de la petite clairière. L'agent Migy n'eut aucune peine à lui décrire la position du corps. Elle lui fit le récit de la découverte du corps par le Gros Bian et la raison de sa présence sur les lieux.

« Braconnage, répéta lentement Crasson comme s'il goûtait les lettres une à une. Et pourquoi l'avez-vous déplacé aussi loin et dans ce pâturage ? Le chemin forestier qui passe un peu plus haut vous aurait évité tout ces efforts.

- J'avais peur qu'on nous surprenne. Et puis j'avais l'excuse toute trouvée pour expliquer la présence de Yann dans ce pâturage.

- Lequel était-ce ?

- Les champignons. Le coin est connu pour ça et tout ceux qui connaissent un peu le Gros Bian savent que c'est un spécialiste de la cueillette.

- Mouais, répliqua Crasson. Je ne vous cache pas que vous n'êtes pas taillé pour la falsification d'indices. Vous avez bien fait de choisir ce côté de la loi. Mais je vous crois. Qu'est-ce qu'on a là ? »

il extirpa quelque chose qui s'était enfoncé dans le sol. Il le porta à hauteur de ses yeux, le tenant entre le pouce et l'index.

« C'est un caillou, fit Séverine en se penchant également sur l'objet.

- Non, c'est un éclat de métal, la contredit-il tout en étudiant l'étrange découverte sous toutes ses coutures. Je ne sais pas ce que c'est. Bronze, acier, airain, cuivre ? J'ai rarement été attentif en cours de chimie. Il y a quelque chose écrit dessus. Mais de toute façon, j'ai l'impression que ça ressemble à un gros éclat de hache de mauvaise facture.

- C'est verdâtre. » Ajouta Séverine

 

Elle présenta un sachet un plastique et Crasson glissa l'indice dedans, puis elle le scella. Crasson se releva et après avoir enlevé ses gants il alluma sa cigarette qu'il dégusta en s'appuyant contre un tronc d'arbre.

Elle laissa l'inspecteur dans ses rêveries. Il n'était pas difficile de voir qu'il était en grande réflexion. Son père avait la même manie de fumer sa cigarette les yeux perdus dans le vague lorsqu'il réfléchissait. Elle mit à profit ce moment pour refaire une fois le tour de la clairière au cas où l’œil acéré de son supérieur avait loupé quelque chose. Elle ne trouva rien. Hélas, ça aurait pu faire pencher la balance.

Il était clair pour elle qu'elle vivait ses dernières heures en uniforme. Elle avait voulu aidé un ami et voilà où elle en était. Elle se remémora le mal qu'ils avaient eu à déplacer le corps tout en s'efforçant de conserver l'intégrité du cadavre durant le trajet. C'était stupide de sa part maintenant qu'elle y pensait. Elle avait eu peur de tomber sur un de ces inspecteurs qui n'en avaient que la fonction. Un de ces pistonnés qu'elle croisait depuis sa sortie de l'école de police, elle l'avait pris pour de ceux qui ne voyait pas plus loin que les évidences qui s'offraient à leur vue.

Certains racontaient que nombre de gradés de la Cantonale présentaient d'abord leur carte de parti avant celle de membre des forces de l'ordre. Son expérience au sein de la police la laissait penser à croire qu'il y avait une part de vérité dans certaines des alléguations qu'on pouvait entendre dans les salles enfumées bruntrutaines. Et en définitive, elle s'était retrouvée face à un étrange personnage qui ressemblait plus à un lettré qu'à un homme de terrain. Un policier épris de vérité à défaut de justice ? C'était dommage qu'elle est foutu en l'air sa carrière sur une simple erreur de jugement. Elle aurait bien voulu étudier plus en avant ce Crasson deuxième du nom. Il était prometteur. Pour l'instant.

« Bon ! S'écria Crasson en se remettant droit d'un simple mouvement d'épaule. Il serait temps de faire venir la scientifique pour qu'elle passe les lieux au peigne fin. Ah, j'oubliais. »

Il tira de sa poche le portefeuille de la victime et se mit à le fouiller.

« Carte de bibliothèque, carte Coop et Migros, énuméra-t-il à voix haute. Abonnement place assise au HC Ajoie, carte de débit et de crédit, carte d'identité... quatre billets de cent et un permis de conduire. » Il parut déçu. « Pas le moindre indice. » Soudain pris d'un doute, il demanda : « on a déjà retrouvé son véhicule ?

- Son véhicule ?

- Sa voiture, son auto, sa bagnole ? Vous ne pensez pas qu'un octogénaire va prendre le train depuis Saint-Ursanne et grimper jusqu'ici en manteau et chaussures de ville.

- Non, bien sûr, en convint l'agent Migy. Mais son meurtrier a bien pu le conduire jusqu'ici.

- Ce qui nous amène à deux conclusions : de un, le tueur avait la confiance de la victime, et de deux, on ne trouvera peut-être pas la voiture mais au moins des traces de pneus. » Il fit un geste en direction de l'Ouest. « Par-là. 

- Vous en êtes sûr ? »

Crasson haussa les épaules.

« Non, avoua-t-il. Mais c'est pour ça qu'on a des scientifiques dénués d'imagination. Allons leur donner du travail.Je vais leur demander de suivre la piste du vieil homme et de trouver des traces de son assassin, ce sera sans doute plus facile sur la véritable scène de crime. »

Et tandis qu'il s'enfonçait à nouveau dans les bois, Crasson décida qu'il était temps de rassurer la jeune femme :

« Je ne vais pas vous dénoncer, n'ayez crainte, agent Migy. Mais à partir de maintenant, je demande votre transfert provisoire sous mon commandement. 

- Bien monsieur, répondit-elle soulagée.

- Mais ne croyez pas que vous êtes tirée d'affaire, ajouta Crasson dans le but de tempérer la policière. Je tiens à vous avoir sous la main au cas où je serais emmerdé par la hiérarchie. Je n'aurai aucun remords à vous offrir en pâture à la meute. Compris ?

- Compris. » Elle était à moitié soulagée et à moitié effrayée par la décision de cet homme. « Je ne vous décevrai pas inspecteur.

- Manquerait plus que ça. » Il jeta négligemment sa cigarette dans les bois. « Bien. Il me faut une ou deux Stange pour huiler un peu le mécanisme de ma machine à déductions. Quel troquet peut être ouvert à cette heure par ici ? »

 

 

Rendez-vous mercredi 22 à 18h pour l'épisode 4 de cette palpitante enquête

 

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