Horreur à TrisseVille

Publié le par Jérémie "El Grêlo" Miserez

Horreur à TrisseVille

Les dernières lueurs du château de Porrentruy avaient déjà été obturé par l’obscurité toute puissante de cette nuit de cauchemar. Le train s’était fait dévorer par le tunnel qui filait vers l’endroit le plus sinistre de cette région abandonnée par les dieux. Voir plus bas les dernières lumières d’une civilisation raisonnée en passant sur le viaduc de Saint-Ursanne ne put qu’étreindre mon cœur encore un peu plus.

Telle une lente agonie, ce trajet n’en finissait pas. Et telle une lente agonie, le lâche que j’étais espérait de tout cœur qu’elle dure le plus longtemps possible, trop conscient de ce qui m’attendait lorsque je descendrais de ce wagon.

Au dehors, le brouillard avait tout envahi, transformant chaque bâtiment en un géant squelettique et une porte en gueule béante et démoniaque. Je traversai les localités sans les voir, presque effrayé de croiser le regard d’un natif de cette vallée des damnés, de peur qu’un d’eux ne subtilise mon âme déjà écornée d’un seul coup d’œil.

Le train s’arrêta finalement, une voix chaleureuse bien que mécanique annonça que j’étais arrivé à destination. Je descendis à contrecœur et je posai le pied sur le quai, ma chaussure s’enfonça dans une substance noirâtre et laissa une empreinte. J’enfonçai mon Fedora jusqu’aux oreilles et je remontai le col de mon trench Coat et plongeai mes mains glacées dans mes poches. L’atmosphère semblait… inerte. Comme si rien ne bougeait, comme si l’air que j’inspirais à cet instant n’était que du vide. La ville avait l’air d’attendre, aux aguets. Comme si ma seule présence l’avait obligé à cesser de s’occuper de quelque chose d’important… et de sinistre.

Je me remémorai la déclamation qui m’avait décidé à entreprendre cette quête insensée : « Elle a disparu depuis trois jours, cette ville démente l’a attirée comme une lumière un papillon de nuit. Tu dois la retrouver, toi seul en est capable. Je connais ton… don. »

Cordélia, une passion coupable et folle de deux mois durant ma jeunesse insouciante. Et une source d’emmerdements chaque fois que je la croisais ces quinze dernières années. Mais je ne pouvais pas lui refuser mon aide, pas cette fois. Elle connaissait mon secret, elle savait que mes textes, mes écrits et mes romans d’horreur ne jaillissaient pas de mon imagination. Mais que les récits que je couchais sur le papier provenaient des visions terrifiantes qui m’assaillaient depuis ma plus tendre enfance. Et bien que mes parents et mes professeurs avaient tenté d’inculquer en moi que ses rêves n’étaient que le fruit de mon esprit malade, j’avais toujours su que mon sommeil me révélait les contours d’une vérité abominable qui devaient rester cachés aux yeux du commun des mortels.

Je m’étais lancé dans une quête épique, désespérée et sans aucune chance de salut. Mon âme d’Ajoulot resterait à jamais souiller d’avoir mis le pied à Delémont, pandémonium sur terre.

Je quittai la gare d’un pas mal assuré, à la manière des marins qui mettent pied à terre après des mois de navigation au large. Je m’arrêtai sur le trottoir et avisai un taxi sur ma gauche. Celui-ci ne réagit aucunement à mes gestes de main répétés et resta phare éteint. Personne dans les rues. La ville semblait presque abandonnée. De la brume surgit les phares d’un taxi à l’aspect antique et délabré. Il pétarada sinistrement tandis qu’il s’arrêtait à ma hauteur. La vitre se baissa et un visage exotique me sourit dans la pénombre.

     « Vous allez en vieille ville, monsieur ? Je vous fais un bon prix. »

     J’hésitai un instant, jetant un regard alentour, espérant silencieusement qu’un autre véhicule apparaitrait. En pure perte. La mort dans l’âme, je m’installai à côté du chauffeur.

L’intérieur était vétuste et une odeur de moisi flottait dans l’habitacle et d’étranges médaillons pendentifs et autres colifichets étaient suspendus au rétroviseur. Je reconnus une étoile de David et une croix byzantine, parmi d’autres symboles religieux et ésotériques.

« C’est parti, monsieur. » S’écria-t-il.

La voiture démarra dans un boucan d’enfer et nous nous fîmes dévorés par le brouillard.

 

Dans la brume, je n’y voyais pas à vingt centimètres. Mon conducteur devait posséder une mémoire prodigieuse ou des sens autrement plus aiguisés que les miens car il ne semblait absolument pas gêné par notre aveuglement momentané. Il tournait à gauche et à droite en sifflotant, me contant parfois une anecdote sur tel ou tel bâtiment invisible que je ne discernais même pas. Une fois qu’il m’eut demandé la raison de ma visite à Delémont, je lui montrai une photo que Cordélia m’avait envoyé sur mon natel.

C’était une jeune fille assez jolie, âgé d’une quinzaine d’années. Le visage rond et les cheveux auburn bouclés. Elle ne souriait pas, elle ne souriait jamais m’avait-elle révélé. Son père également, avait-elle ajouté. En parlant de cet homme, j’avais cru déceler dans son regard une lueur d’effroi.

     « Vous l’avez déjà vu ? Lui demandai-je poliment.

— Non, monsieur. C’est votre fille ?

— Non, lui répondis-je avec une pointe de regret dans la voix.

— Vous la cherchez à Delémont, qu’est-ce qu’elle viendrait faire ici ?

— D’après les mots de sa mère, la ville l’a appelé. »

     Le chauffeur devint tout à coup silencieux et me lança un étrange regard. Au bout d’un moment, il reprit :

     « C’est très mauvais, monsieur. La ville, quand elle appelle quelqu’un, c’est pour une très mauvaise raison. A votre place, je rentrerais chez moi immédiatement et j’abandonnerais l’idée de retrouver la gamine. La ville ne lâche pas ce qu’elle tient. Jamais !

— J’ai promis à sa mère que je la retrouverais.

— Vous faites ça pour l’argent, monsieur ? Me demanda le chauffeur. J’espère que la somme est conséquente. Et quand bien même, vous ne reviendrez pas pour toucher votre dû.

— J’ai… j’hésitai un instant avant de lui répondre le plus franchement possible. J’ai une dette d’honneur envers sa mère.

— Ah l’honneur, une chose magnifique qui a provoqué tant de désastre. » Il resta silencieux jusqu’à ce que le véhicule s’arrête. « Voilà, nous y sommes. »

     Je jetai un regard à travers la vitre. Une faible lumière transperçait miraculeusement la nappe opaque de brume. Je l’interrogeai du regard.

« C’est ici que vous aurez le plus de chance de trouver une piste, monsieur, m’expliqua-t-il. Je vais vous confier un secret. Entrez dans ce bar, commandez un baby coca, une Suze et un Appenzell. Mais de grâce, ne parlez que pour demander au barman ces consommations. Une fois que vous aurez terminé votre dernier verre, demandez à parler à Barabbas. Et ne vous étonnez pas de ce qui arrivera. »

Il me laissa planter là et son véhicule disparut dans la nuit.

 

*

 

Le bar était en piteux état : la peinture s’écaillait sur les murs et les tabourets étaient bringuebalants. Quelques affiches jaunis étaient placardées par endroit, des lampes offraient une lueur diffuse aux rares clients du lieu. J’avais suivi scrupuleusement les directives du taxi, je n’avais pas pipé mot. De toute façon, je n’avais guère cœur à faire un brin de causette, mon humeur était plutôt propice à la morosité. Le barman était un grand échalas aux cheveux courts et noirs et avec le haut du crâne dégarni. Une fine moustache se dessinait au-dessus de sa lèvre supérieure et il portait un de ses costumes que les sommeliers portaient autrefois. Il me lançait de temps en temps des regards en coin, je faisais semblant de ne pas l’avoir remarqué.

A part moi, il n’y avait dans le bar qu’une équipe de bruyants et tapageurs personnages qui, autour d’une table ronde, semblaient s’affronter dans une partie de cartes. J’avais essayé un instant de m’intéresser à leur jeu mais il semblait sans aucune logique pour moi. C’était un mélange entre le poker, le trou du cul et la dame de pique mais j’avais l’étrange impression que les règles changeaient au fur et à mesure que la partie avançait. Un des joueurs aperçut mon intérêt et me fixa de ses yeux étranges. On aurait dit que ses pupilles étaient fendues et je crus même à un moment apercevoir une langue bifide glisser entre ses dents. Je me retournai vivement et n’eut plus aucun mal à me désintéresser à leur boucan.

J’avais éveillé la curiosité du serveur lorsque j’avais commandé ma Suze mais alors que je demandais d’une voix forte un Appenzell, tout le bar tomba soudain dans le silence.

Les lumières disparurent laissant place à un halo d’un bleu malsain et d’une provenance impossible à définir. Je me tournai vers le barman et je lâchai un cri d’effroi : l’homme n’était plus qu’un squelette poussiéreux et couvert de toiles d’araignée. Un sifflement dans mon dos me fit sursauter. Je me retournai et aperçus une horde de serpents qui se dispersaient dans tous les coins de la salle, cherchant un coin d’ombre où se réfugier. Une femme était apparue en plein milieu de la pièce. Elle était très belle malgré sa peau d’une pâleur cadavérique. Ses cheveux étaient noirs comme les ailes d’un corbeau et ses yeux couleur de la nuit. Elle était vêtue d’une robe blanche mais je priai secrètement pour espérer que ce n’était pas un linceul. Elle me sourit et dévoila ses canines proéminentes. Merde, jurai-je intérieurement.

« Que me veux-tu ? demanda-t-elle d’une voix diaphane, presque un murmure.

— J’avais commandé un appenzell il me semble, lui répondis-je en cachant la sourde terreur qui se déversait tel un flot incandescent dans chacune de mes artères.

— Ah, la gouaille des Ajoulots, dit-elle en souriant de plus belle. Même aux portes de la mort, les Enfants de la Vouivre ne peuvent s’empêcher de faire de l’humour.

— On raconte que Péquignat a raconté une blague à son bourreau, ajoutai-je

— Ca ne lui a pas sauvé sa tête.

— Qu’est-ce qui aurait pu la sauver ? »

Elle éclata de rire. Un gloussement cristallin, inhumain.

« Que me veux-tu ? »

Je sortis mon natel et lui montrai la photo de la jeune fille.

« La ville l’a appelée. Tu ne peux rien pour elle.

— J’ai promis à sa mère que je la ramènerais.

— Tu es bien sot, écrivain. »

Le dernier mot sonnait comme une insulte dans sa bouche.

« S’il vous plait, aidez-moi. »

Elle sembla me sonder de son regard ténébreux. J’eus toutes les peines du monde à garder contenance. Je me rendis compte que je suais à grosse goutte.

« Fort bien, si tel est ton désir. Mais sache que je t’aurai prévenu. » Elle désigna la porte par laquelle j’étais entrée. « Suis les lumières de la ville et pénètre dans la première maison dont la porte s’ouvrira. 

— Merci. »

Elle disparut et le bar reprit son aspect premier. Le barman semblait n’avoir rien remarqué et les joueurs de cartes avaient repris leur partie endiablée.

Je terminai mon verre et je sortis. La peur étreignait mon cœur comme jamais.

 

*

 

Je restai quelques minutes dans la nuit, attendant un signe. Soudain, un lampadaire s’alluma à ma gauche. Comprenant que ce signe m’était destiné, je partis dans sa direction. A peine avais-je atteint le halo lumineux qu’un autre apparut un peu plus loin. Je suivis cette sarabande de feux follets urbains durant un long moment, jetant parfois un regard apeuré sur les bâtiments qui semblaient se pencher sur ma personne, géants de pierre prêts à fondre sur moi.

Une porte s’ouvrit sur ma gauche au terme d’une interminable marche qui éprouva autant mes jambes que mes nerfs. Je pénétrai dans la maison, la main droite enfoncée dans ma poche et les doigts empoignant ce que je considérais comme mon salut. Un escalier descendait dans les ténèbres. Je l’empruntai. Je m’enfonçai dans les catacombes insondables de la cité pendant des heures. L’escalier en colimaçon semblait interminable. Je me rendais compte que ces profondeurs n’avaient rien d’humains. Que l’architecture n’était pas faite pour un être de ma constitution. Parfois, je devinais sur les murs des graffitis notés par certains prédécesseurs qui avaient été aussi fous que moi. Je ne parvenais par à déchiffrer ces pétroglyphes antédiluviens mais je comprenais qu’ils décrivaient une réalité sombre et innommable. Je débouchai enfin sur une vaste salle, plutôt une caverne dont je ne parvenais pas à distinguer les contours. Je marchai sur un sol dallé, le bruit de mes pas étant mes seuls compagnons. Soudain, j’aperçus quelque chose au loin. C’était immense, massif et ça palpitait. Je me rapprochai et c’est à cet instant que je perdis la raison.

La chose était un amas de chair, une gigantesque boule de graisse, de muscles et de tendons assemblés par un esprit aux projets blasphématoires. Des bras et des jambes gigotaient un peu partout, comme des protubérances d’un soleil impie. Des visages apparaissaient parfois à la surface de cette sphère. Certains psalmodiaient des cantiques ignobles à la gloire de d’anciens dieux morts depuis des millénaires tandis que d’autres hurlaient leur douleur éternelle. Je tirai de ma poche le pistolet que je tenais fermement depuis le début de ma descente infernale. Je visai mais, ô lâche que je suis, ma résolution me fit défaut en cet instant crucial. Je poussais un hurlement d’effroi, je lâchai mon arme et pris la fuite.

 

On me retrouva quelques jours plus tard dans la forêt des Rangiers, assoiffé et affamé, le regard fou, poussant des cris et hurlant des propos incohérents. Je couche par écrit mon histoire qui sera ma dernière. J’ai failli, toi la seule femme que j’ai aimée. Mais ne t’inquiète pas, ma résolution sera totale une fois que j’aurai terminé ces lignes. Je m’infligerai moi-même le châtiment que je mérite.

J’ai vu le cœur malade d’une cité décadente se nourrissant du malheur et de la folie des hommes. J’ai vu la vérité qui se cache sous un vernis de mensonges, faible barrière dissimulant les pires horreurs sur lesquelles notre univers repose. J’ai reconnu un visage cette nuit-là, celui de ta fille qui me suppliait : « Aide-moi, papa. »

Je suis désolé.

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