La Sombre Cité de Loôn - Chapitre 6

Publié le par Jérémie "El Grêlo" Miserez

La Sombre Cité de Loôn - Chapitre 6

La boutique de la Caverne aux Bibelots était célèbre dans toute la République pour ses antiquités aussi rares que splendides. Le propriétaire de cet établissement, Lutz Teuffel, était réputé bien au-delà des frontières du pays de la Lune pour ses talents et ses connaissances encyclopédiques. Il n’avait pourtant jamais songé à ranger ses articles de manière ordonnée. Posés sur des tables en bois et sur des étagères, les dents de dragonneaux voisinaient avec les lances de la première dynastie Morion du Royaume disparu de Var. Tandis que les os de gobelins étaient mélangés dans des boites avec des vases centenaires et des pièces de monnaie qui auraient fait défaillir un numismate averti.

     Il était assis derrière son comptoir et s’attelait à une de ses activités favorites : soigner sa gueule de bois. Il avait sorti sa vieille malle d’alchimiste et préparait une décoction nauséabonde dont la recette lui avait été transmise par sa grand-mère.

     Le souvenir de la vieille femme au regard sévère traversa fugitivement son esprit fatigué. Serait-elle fière de ce qu’il était devenu ? Probablement. Elle avait passé la moitié de sa vie à défendre les principes de la République. Elle était morte deux jours avant la déclaration de guerre avec Hypérion. Son unique petit-fils et survivant de sa lignée lui avait succédé au pied levé.

     Il examina la potion verdâtre qui bouillonnait au fond d’un gobelet en terre cuite qui valait une petite fortune. Lutz aurait pu aller chercher une tasse à l’étage mais il n’en avait pas le courage. Dès qu’il mettait un pied devant l’autre, il avait l’impression d’avoir embarqué sur un galion essuyant la tempête du siècle.

     Il jeta un œil à travers une des fenêtres noircies par la crasse : le temps s’était radouci ses derniers jours et la neige avait déserté les pavées de la cité de Loôn. Au loin, il entendit le son d’un clairon. Le cortège du triomphe devait bientôt commencer.

     Les clients ne se bousculaient pas dans sa boutique et ça ne le dérangeait nullement. Un seul problème à gérer à la fois. Il avait pensé un jour à commander une pancarte à mettre sur la porte sur laquelle devait être écrit : Gueule de bois, commerce au ralenti, merci de votre compréhension. Mais Elène lui avait dit que ce n’était pas très commercial comme idée.

     Tiens, il n’avait pas encore pensé à elle depuis son réveil chaotique. Il sombra à nouveau dans les tréfonds abyssaux qu’étaient devenu sa vie sentimentale.

     Le tintement de la clochette de la porte d’entrée le ramena dans cette vallée de larmes.

     « Bien le bonjour monsieur Lutz, Vous allez bien ? »

     Une femme d’allure bourgeoise au visage disgracieux apparut dans son champ de vision. Elle était vêtue d’une robe mauve passée de mode et tenait un panier en osier dans une de ses mains tandis que de l’autre elle remorquait deux enfants en bas âge qui avait hérité de sa laideur.

     « Bonjour madame Beckmann, la salua-t-il en s’efforçant de sourire. Ça va très bien et vous ?

- Oh, fort mal, cher voisin, se plaignit-elle en prenant une posture dramatique d’actrice de théâtre. J’ai passé une matinée catastrophique.

- Et moi une nuit très courte, répliqua-t-il mais tout à ses soucis, elle ne releva pas le sarcasme.

- Je suis bien embêtée, expliqua-t-elle en secouant la tête. Ma gouvernante ne s’est pas présentée chez nous ce matin et je ne peux décemment pas m’occuper de mes enfants tout en me rendant au marché. »

     Lutz sentit lui monter aux narines l’odeur nauséabonde du service qu’elle allait lui demander.

     « Cela vous dérangerait-il de surveiller Jonas et Madeleine pendant une heure ? »

     Toutes les alarmes dans sa tête résonnèrent d’un coup. Son bon sens tout entier lui ordonnait de refuser. Mais, malheureusement, Lutz Teuffel était un voisin serviable et un sympathique commerçant. Il fut donc obligé de répondre par l’affirmative :

     « Avec joie, madame Beckmann. D’ailleurs, j’adore les enfants.

- Je ne doute pas que votre femme, Elène, sera ravie de se charger de leur surveillance. »

     Une nouvelle fois, la silhouette aux formes parfaites de sa traitreuse dulcinée se dessina devant ses yeux.

     « Elle est partie chez sa mère mais n’ayez crainte, madame Beckmann. Je vais me débrouiller. »

 

     La voisine sortit de la boutique et Lutz se retrouva seul avec les deux marmots. Il avait affronté des morts-vivants, des armées assoiffées de sang et même une kère, une fois. Mais les enfants et leurs regards fixes le terrifiaient toujours autant.

     Il donna un bilboquet à Jonas et offrit une poupée en porcelaine à Madeleine en les priant de s’amuser dans le calme. Il retourna à la contemplation de sa potion anti-gueule de bois.

     « On veut aller voir le cortège, monsieur Lutz, geignit Jonas au bout d’un moment. On veut voir les chevaux et les soldats. Et aussi le butin.

- Et moi j’avais envie de passer une journée tranquille, jeune homme, répliqua Lutz en lui lançant un regard noir. On n’obtient pas toujours ce qu’on souhaite. Va jouer dans la boutique. »

     Une demi-heure et deux cents érins de dégâts plus tard, Lutz avalait sa décoction et emmenait les deux gamins voire le défilé.

 

*

 

     Il y avait foule ce matin le long de l’avenue de la Liberté et le beau temps y était pour beaucoup. Agglutinés contre les barrières en bois, les braves citoyens de Loôn attendaient fébrilement le passage des soldats et de la fanfare. Lutz, malgré sa petite taille et la présence de Jonas et Madeleine parvint à s’engouffrer dans une faille et atteignit le bord du trottoir. Il fit monter Madeleine sur ses épaules et plaça Jonas juste devant lui. Des gardiens de la paix, en grande tenue, surveillant le peuple à quelques distances des barrières, prêts à sévir au moindre comportement suspect. Lutz alluma une cigarette et se prépara à l’attente interminable.

     Enfin, on entendit les cuivres résonner et les tambours battre la cadence. Le défilé commençait par la procession des membres du clergé : des prêtres des deux sexes aspergeaient à l’aide de goupillon la foule en psalmodiant des versets et des imprécations en SacreVoix. Puis vinrent les reliques : la toute première bannière qui flotta sur le Palais lors du soulèvement contre Hypérion ; une pierre qu’on disait être une phalange de Sélène elle-même (Ce qui devait légèrement l’handicaper). Bref, ce genre de bêtise religieuse. A intervalles réguliers, chacun faisait le signe de la Lune. Lutz remarqua que personne n’oubliait de le faire.  Les rumeurs d'arrestations sommaires en plein milieu de la nuit étaient florilèges parmi le peuple. On parlait de crimes pour impiété et pour blasphème. Lutz sourit. La plupart de ces racontars étaient de son fait et des divers colporteurs de ragots qu’il employait sous ses différentes identités. Le parti religieux avait perdu de sa superbe durant la guerre et on avait depuis longtemps abandonné l’idée d’user du droit canon pour circonvenir les opposants. On ne perdait pas le quart de sa population sans qu'on se demande si le projet divin n'était pas curieusement alambiqué. Tout le monde croyait en Sélène. Personne ne remettait en cause l’existence des dieux, des anges, des démons et des esprits qui contrôlaient l’univers. Les signes étaient trop nombreux sur cette terre pour être athée. Mais tout le monde n'accepte pas forcément l'autorité spirituelle d’une entité aussi lointaine et capricieuse que la Déesse de la Lune, fut-elle tutélaire et protectrice de la République. Les vieux cacochymes qui défilaient, fiers comme des paons, n’étaient que les reliquats d’une époque révolue. Un joyeux cortège folklorique qui permettait au peuple de croire que les traditions ne se perdaient pas alors qu’elles étaient proches de l’extinction.

     Une fois les prêtres passés, vinrent les autorités civiles par ordre de préséance : d'abord les membres du Parlement, puis les juges de la Cour suprême et ensuite le conseil des Sept, tous juchée sur des chars décorés de fleurs aux couleurs vives et chatoyantes. 

     Le plat de résistance arrivait juste après eux. La fanfare militaire, l’un des fleurons de l'armée républicaine, traversa la ville au pas en jouant des morceaux populaires et entrainants. Célèbres pour leur tempérament flamboyant et leurs chorégraphies fantaisistes,  les musiciens offrirent un spectacle digne de leur réputation au bon peuple de Loôn : les tambours firent virevolter leurs baguettes dans les airs, les clairons jonglèrent habilement avec leurs instruments et le spectacle se termina en apothéose alors qu'il jouait l'hymne la victoire, grand air du célèbre opéra « un bon traître » qui reprenait les grandes lignes et de manière hagiographique l’histoire de la rébellion de la Sélénicie contre Hypérion trois siècles plus tôt.

     Puis ce fut le tour des armées victorieuses. Des vétérans à la mine sévère défilèrent sous les ovations de la foule. Tout le monde les considérait comme des héros. Ils avaient traversé les océans pour conquérir une nouvelle province. Et de cette dernière, on racontait que l’or y poussait sur les arbres et que l'argent y coulait à flot.

     Les soldats se mirent en rang sur la Place de la Victoire, vaste esplanade de forme ronde au milieu de laquelle trônait un obélisque avec à son sommet une statue de Sélène sous les traits de sa représentation de chasseresse. Dos au palais, ils faisaient face à l'estrade qui avait été montée pour l'occasion afin d’accueillir dans le confort l'élite de la République.

     C'est alors que surgit au loin Arsène, de la Très noble et incorruptible famille Van Klepht, héros de la guerre contre Hypérion et conquérant des terres de Neu Selena.

     Juché sur un palefroi gigantesque et entouré de ses fidèles lieutenants, le capitaine en imposant. Il était parti comme simple chef d'un corps expéditionnaire censé pacifier les autochtones et au lieu de ça, il avait conquis un territoire trois fois plus grand que la Sélénicie actuelle.

     Le général triomphant tira son épée et la brandit en direction de l’estrade qui ployait sous le poids des familles aristocrates, des généraux en tenues d’apparat et des riches marchands. Il fit le tour de la colonne et salua ses fidèles troupes. Tous poussèrent un cri de victoire et frappèrent leurs boucliers du plat de leurs épées, provoquant un vacarme assourdissant qui saisit le cœur de chacun. Enfin, il se plaça devant ses vétérans et attendit le passage des chars remplis du butin pris à l’ennemi, tribut d’une nation soumise qui avait osé se rebeller contre la toute puissante et sérénissime république de Sélénicie.

     C'est alors que Lutz remarqua les billes rouges qui parsemaient les pavés de la place.

     Il comprit juste à temps et réagit en conséquence : appuyant sur divers points de son manteau qui semblaient totalement aléatoires, une vingtaine de rûnes apparurent sur le tissu et se mirent à rayonner d’un azur intense. Il attrapa Jonas et Madeleine, les entoura de ses deux bras et les cacha sous son ample cape, les recouvrant ainsi que lui complètement.

     Alors l'enfer se déchaîna.

 

Fin du chapitre 6

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